Quelques caractéristiques du terrorisme jihadiste en Europe
Les pays occidentaux sont confrontés depuis une quinzaine d’années à une forme de terrorisme relativement nouvelle : le terrorisme jihadiste. Emergée dans les années quatre-vingt, suite à l’invasion soviétique de l’Afghanistan, ce type de violence, qui frappe les pays occidentaux comme les pays musulmans, est devenue une forme de terrorisme majeure. Elle se distingue, dans sa méthode comme dans ses objectifs, du terrorisme « traditionnel », par son caractère protéiforme et déstructuré, par son idéologie systématiquement fondamentaliste et utopiste mais également par sa capacité de mobilisation internationale, qui érode les différences et les oppositions culturelles de ses militants et les fédère autour d’un objectif vague mais unique : l’imposition d’une société islamique rigoureuse à l’ensemble des sociétés musulmanes d’une part, et un combat sans merci contre tout ordre censé les oppresser d’autre part. Les idéologies sunnites salafistes – qui prônent un retour à un islam purifié – et takfiri – qui rejettent et condamnent toute déviation de l’islam originel – forment usuellement les bases religieuses de cet engagement, même si la rigueur, la ferveur voire l’obédience religieuse de l’ensemble des groupes jihadiste diffère grandement. Contrairement à l’idée reçue, le monde musulman reste l’une des premières cibles du terrorisme jihadiste. La mise à bas des régimes « corrompus », coupables de se livrer à des pratiques religieuses dévoyées et/ou de s’associer aux puissances occidentales est en effet la première priorité du terrorise jihadiste. L’Algérie en a fait l’expérience lors de la guerre civile des années quatre-vingt dix, tout comme l’Egypte, soumise depuis plus de 25 ans à un terrorisme endémique ou, plus récemment, l’Arabie Saoudite. Les zones de friction entre terres islamiques et non islamiques (Inde/Pakistan, Afrique, Philippines, Indonésie, Asie Centrale) sont également des lieux de violence privilégiés du jihadisme et servent souvent de zone de formation ou de sanctuaires. Paradoxalement, les actions visant le monde occidental procèdent le plus souvent d’une lutte contre les puissances considérées comme hostiles à l’idéal islamique fondamentaliste, soit par le soutien qu’elles apportent aux régimes « corrompus », soit par les interventions qu’elles exercent pour les défendre. La promotion des intérêts des diasporas musulmanes de ces pays n’a jamais justifié, jusqu’à présent, d’actes de terrorisme lourds, comparables aux attentats madrilènes ou londoniens, même si des tentatives ont pu être réalisées. Le prosélytisme jihadiste qui sévit autour des lieux de cultes de certaines franges de ces communautés pose néanmoins un problème de fond, puisqu’il peut favoriser l’organisation d’activités terroristes vers l’extérieur -notamment par des prélèvements financiers et des transferts de fonds- mais également parce qu’il permet de sélectionner les individus déjà intégrés dans les sociétés occidentales qui, plus tard, pourront servir à perpétrer des actions de violence massive. De fait, le terrorisme jihadiste n’a rien d’un phénomène spontané. Il se nourrit de crises, nécessite une logistique minimale et ne se propage que par l’entremise d’une prise en main idéologique ferme et continue. La crise, confrontation armée entre le jihadiste et le monde extérieur, est quasiment consubstantielle à ce type de terrorisme. Elle permet de former les combattants, destinés non seulement à faire triompher localement la cause mais aussi à la propager. Le combat jihadiste est un combat transnational, qui mobilise les individus adhérant à une même vision fondamentaliste de la religion, indépendamment de leur provenance d’origine. Si, dans les faits, cet idéal combattant n’est qu’une fiction, la mobilisation sur les zones de crise de jihadistes de diverses nationalités a permis, une fois ceux-ci rentrés au pays, de poursuivre un processus de déstabilisation international, vital pour la dynamique du mouvement. En l’absence de crise ouverte, l’idéologie jihadiste ne dispose ni de bases de formation, ni de base de propagande. Si le prestige de la cause est un élément de mobilisation fondamental, l’organisation logistique et financière qui encadre le transfert des combattants vers les zones de combat est déterminante. Le jihad, organisé par les Etats-Unis, l’Arabie Saoudite et le Pakistan contre l’intervention soviétique en Afghanistan a permis la formation de dizaines de milliers de combattants, tout comme – dans une bien moindre mesure toutefois – les facilités offertes aux transferts de combattants, de fonds et de matériels lors des conflits balkaniques. A l’inverse, alors que la Tchétchénie reste un lieu de formation par excellence, l’isolement de la République autonome n’a pas permis à la résistance islamique d’en faire une terre de djihad. Le cas irakien est plus complexe. Si l’apport de volontaires occidentaux reste marginal, l’importance du nombre de volontaires saoudiens et syriens engagés aux côtés de la résistance irakienne et la porosité des frontières de l’ensemble des pays limitrophes pose une lourde menace pour la stabilité des Etats de la région sur un moyen terme. Enfin, l’importation d’un jihad terroriste en Occident relève, dans l’état actuel des choses, du simple fantasme. L’organisation ou la perpétuation des crises est d’autant plus importante que le système jihadiste ne repose pas sur une hiérarchie verticale mais sur une prolifération de cellules et de groupements servant une idée commune. S’il est avéré que Al Qaïda est à la source de quelques-uns des attentats majeurs perpétrés au nom de la cause, et que l’organisation -sous diverses formes- continue à fournir une expertise technique et/ou financière, le terrorisme jihadiste consiste essentiellement sur une nébuleuse de mouvements s’appuyant le plus souvent -mais pas systématiquement- sur des groupes terroristes plus structurés. Ces derniers leur fournissent occasionnellement un appui logistique et, dans certain cas, une expertise, notamment dans le domaine du ciblage et des explosifs. L’historique des attentats réalisés en Europe à la fin des années quatre-vingt dix et deux mille démontre que la prise d’ordre reste difficile à déterminer, certains actes relevant même de l’organisation « spontanée ». Des divergences peuvent d’ailleurs exister dans les agendas des groupes institués qui obéissent le plus souvent à une logique d’entreprise, c’est-à-dire de durée, et celui des cellules, vouées à l’exécution d’actes spectaculaires et meurtriers sur une très courte durée. Dans ce sens, il existe une différence fondamentale entre les groupes établis tels que Riyadus-Salikhin Reconnaissance and Sabotage Battalion of Chechen Martyrs de Shamil Basayev ou l’actuel Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) algérien, qui reconnaissent une obédience à Al Qaïda mais pour lesquels l’action terroriste tend à devenir un paravent camouflant les activités qui les font exister – trafics de drogue, d’armes, d’êtres humains, rançonnages etc. – et ces cellules, composées d’individus non professionnels mais totalement acquis à la cause et qui le plus souvent se livrent aux actions les plus spectaculaires. Les interactions fluides qui existent entre les autorités idéologiques, les groupes institués et les cellules restent difficiles à identifier, puisque généralement fondées sur des contacts personnels et non sur l’appartenance à des structures ou à des idéologies religieuses précises. La capacité d’une cellule à évoluer vers un groupement permanent, tel que cela semble être le cas du Groupe Islamique Combattant Marocain, qui serait à la source des attentats de Casablanca et peut être de ceux de Madrid, reste rare. Les Etats enfin, par l’intermédiaire d’organisations terroristes (ou de « partis politiques » dotés d’une branche armée) qu’ils sponsorisent peuvent participer volontairement ou involontairement à l’émergence de ces cellules. L’activité des divers services secrets est dans ce domaine particulièrement floue, en particulier parmi les Etats du Proche et Moyen Orient. Le plus grand risque posé par le terrorisme jihadiste repose pour l’essentiel dans sa capacité à générer des cellules quasi autonomes, préoccupées avant tout par la réalisation de l’utopie commune plutôt que par la perpétuation de leur propre organisation. La rationalité qui, dans l’immense majorité des cas, sous tend l’action terroriste conventionnelle -y compris celles des groupes jihadistes permanents, est en effet moins perceptible dans l’action jihadiste des cellules. Or si pendant longtemps, leur capacité de nuisance est restée limitée par leur incapacité technique à organiser des attentats meurtriers, la multiplication des médias électroniques, et l’effort réalisé par Al Qaïda et par divers mouvements subversifs pour diffuser une expertise compréhensible et applicable par tous a changé la donne. Différents manuels expliquent ainsi les techniques de repérage, de fonctionnement d‘une cellule mais également comment fabriquer différents types d’explosifs artisanaux de forte puissance (TATP, ANFO etc.), voire des explosifs de qualité militaire (RDX par exemple). Ces mêmes médias permettent également de véhiculer le message idéologique et de soutenir le travail de propagande effectué auprès des populations. L’impact de ces médias doit cependant être relativisé, puisque dans la majorité cas les responsables de cellules actives identifiées ont été formés, soit en termes idéologiques, soit en termes techniques, sur les zones de conflit ou sur les zones de formation traditionnelles du jihadisme (au Pakistan en particulier). L’expérience israélienne démontre par ailleurs que le contrôle physique des individus suspects (voire de populations suspectes) limite considérablement le risque terroriste en neutralisant la diffusion de l’expertise et des soutiens logistiques. Décentralisée et fluide, l’émergence des cellules peut être relativement spontanée ou organisée par le biais d’experts. Il se crée ainsi une nébuleuse de mouvements, difficiles à détecter, dont la majorité ne passera jamais à l’action, qui relèvent ordinairement de l’amateurisme mais qui peuvent faire preuve, convenablement encadrées, d’un grand professionnalisme. La nature informelle de cellules leur permet de survivre à peu de frais, généralement en liaison avec la criminalité locale alors que la nature artisanale des explosifs utilisés favorise l’assemblage des engins à partir de ressources civiles locales (engrais, produits chimiques courants). Les risques de détection sont ainsi minimisés et les investissement nécessaires relativement modestes (les attentats de Londres, apparemment réalisés par une cellule autonome, auraient coûté 8 000 £). En Europe, les réseaux ont longtemps été éclatés entre différents pays, notamment en Italie, Grande-Bretagne, France et Allemagne, ce qui limitait les risques de repérage. La capacité de nuisance de ces cellules reste cependant marginale et rares sont celles qui arrivent à mettre sur pied une campagne terroriste de grande ampleur. Les attentats de Londres, apparemment réalisés par une cellule quasi spontanée, demeurent encore, dans leur organisation et dans leur exécution, exceptionnels. Cependant, ils indiquent peut être une évolution du risque posé par les cellules en terme de puissance de frappe et d’organisation. D’une façon générale, même si le recrutement de combattants s’est élargi à l’ensemble des classes de la société musulmane – et non plus exclusivement aux classes les plus pauvres – la formation des réseaux reste une tâche ardue, faute de personnels. Toutefois, le vivier de militants plus ou moins opérationnels ainsi rendu disponible peut être exploité lors de l’organisation d’actions de plus grande ampleur, généralement réalisées avec l’aide de spécialistes et financées de l’extérieur. Plus facilement décelables, de telles opérations restent cependant difficiles à anticiper, la motivation des attentats étant non seulement liée à la situation internationale, mais aussi à la capacité de mobilisation de soutiens au sein du pays cible, à la vulnérabilité des cibles et à l’efficacité des services de sécurité. Par ailleurs, alors que bon nombre d’actes terroristes perpétrés dans les pays musulmans visent à instaurer un état de crise propice à la diffusion de la logique jihadiste, ceux réalisés dans les pays occidentaux ont une valeur plus symbolique, démonstrative et in fine propagandiste. La structure des réseaux mis en place diffère de ce fait, puisqu’il s’agit, dans le premier cas, de bâtir des structures aptes à réitérer les actes de violence sur la durée alors que dans le second cas des structures consommable suffisent puisque ne devant répondre qu’à une logique événementielle. En définitive, le risque jihadiste se révèle être très contrasté. Il représente une menace maximale pour les sociétés musulmanes situées en zone de crise, en particulier quand la crise répond à des archétypes très mobilisateurs, tels que le combat pour la défense de la terre d’islam ou la mise à bas de régimes ouvertement inféodés aux puissances occidentales. D’un autre côté, la menace exercée contre celles-ci reste pour le moins circonstancielle et ponctuelle. Si un risque réel existe bien, comme l’attestent les évènements de Madrid et de Londres ainsi que les diverses tentatives déjouées au cours des dernières années, il est difficile de parler de menace contre la sécurité nationale de ces Etats. D’une part la faculté de mobilisation de l’idéologie jihadiste auprès des diasporas reste mesurée – même si elle n’est pas à négliger ;.d’autre part aucune organisation n’a réussi à mettre sur pied de campagne comparable en durée et en intensité avec ce que le terrorisme indépendantiste a réalisé au cours des années soixante-dix et quatre-vingt. Les facultés de mobilisation et les soutiens ne sont en effet nullement comparables alors que la capacité de réaction des organes de sécurité des pays démocratiques est plus forte qu’initialement anticipée. Toutefois, les effets connexes de l’action jihadiste sont multiples. Le risque posé par ce terrorisme peut représenter un facteur d’inhibition pour les responsables politiques des pays occidentaux, en particulier lorsqu’il s’agit d’offrir un soutien actif à certains régimes alliés. Les coalitions armées, perçues il y quelques années encore comme un moyen de réconcilier un nouvel interventionnisme militaire à la faiblesse endémique de certains budgets de défense, se trouvent ainsi fragilisées par la réticence de nombreux pays à s’exposer à un risque terroriste, au nom d’un idéal démocratique souvent bien mal rétribué. De fait, dans certains Etats occidentaux, ce type de terrorisme a contribué à dégrader les relations entre populations locales et diasporas. Par ailleurs les coûts dérivés du jihadisme se sont avérés relativement élevés, autant en termes infrastructuraux (sécurisation des lieux sensibles) et sociétaux (exacerbation du communautarisme, durcissement des politiques migratoires). Le lent durcissement sécuritaire de nos sociétés en est d’ailleurs un témoignage direct. De fait, si les objectifs des combattants jihadistes n’ont, dans l’ensemble, pas été réalisés, les conséquences de leur action sur l’ensemble des sociétés auxquelles ils se sont confronté ont été considérables. Sans forcément favoriser la propagation d’un islam fondamentaliste, ils ont encouragé la redéfinition de l’image de cette religion, contribué à durcir sa position ainsi que son rôle au sein des sociétés occidentales et musulmanes et profondément modifié les rapports existants entre les Etats visés et certaines parties de leurs populations. Sans doute ne s’agit-il pas là de l’objectif initialement recherché mais son impact est néanmoins particulièrement négatif et, malheureusement, probablement durable.