Par Marie Robin, le 28 octobre 2021
MR : Récemment, beaucoup de débats ont mentionné le projet du Danemark de procéder au traitement des demandes d’asile en dehors de l’Europe, probablement au Rwanda. Pouvez-vous nous expliquer la genèse de ce projet et où nous en sommes actuellement ? Quels en sont les enjeux ?
RC : Afin de répondre à cette question, il me faut d’abord noter quelque chose : bien que le droit de demander l’asile soit un droit humain, reconnu comme tel par tous les signataires des traités internationaux (dont le Danemark), il ne faut pas en conclure que la reconnaissance de ce droit implique, automatiquement, l’acceptation de la demande d’asile et l’octroi du statut de réfugié plein et permanent. Ceci étant dit, les gouvernements européens ont utilisé leur pouvoir pour se laisser une marge de manœuvre : par exemple, même s’ils n’ont pas supprimé le droit des individus à demander l’asile, ils ont créé des procédures administratives et judiciaires pour décider quelles demandes peuvent constituer une base crédible et solide pour octroyer le statut de réfugié, ou le refuser. Par exemple, l’utilisation du principe du « manifestement infondé » autorise les autorités administratives à rejeter des demandes sur la base d’incohérences dans les demandes. L’usage du principe du « pays d’origine sûr » permet le rejet de demandes, à moins que le plaignant puisse prouver qu’il ou elle ait été personnellement, pour quelque raison que ce soit, mis en situation de danger dans son pays d’origine. Le principe du « pays tiers sûr » a été utilisé, quant à lui, pour rejeter des demandes, considérant que le demandeur aurait dû présenter sa demande au premier pays « sûr » rencontré sur les chemins de son exil.
Cette possibilité que les pays ont dans la décision d’accorder ou non l’asile est donc responsable de la « créativité » des gouvernements. Et le gouvernement danois en ce sens n’est pas seulement créatif, mais encore, il n’hésite pas à envisager des mesures qui repoussent et questionnent les limites du droit ou de ce qui est acceptable. Par exemple, dans sa loi sur les ghettos, il dispose que certains espaces dans les ghettos peuvent désormais être temporairement déclarés « zones de punition renforcée » (enhanced punishment areas). Cela signifie que les crimes commis dans ces espaces génèrent une sanction deux fois plus longue et difficile que le même crime commis hors de la « zone de punition renforcée », une mesure qui, selon certains de ses critiques, va à l’encontre du principe d’« égalité devant la loi ». La proposition – depuis lors rejetée – de rassembler tous les demandeurs d’asile déboutés sur une île au large de Copenhague repoussait également les limites de « l’acceptabilité », ceci d’autant plus que l’ile choisie avait été utilisée, dans le passé, pour y accueillir des animaux contagieux.
En juin 2021, le parlement danois a adopté une loi qui autorise le Danemark à traiter les demandes d’asile en dehors du Danemark. A l’heure actuelle, le gouvernement est en pourparlers avec plusieurs États où pourraient être mis en place ces centres de traitement. A ma connaissance, au moment où nous conduisons cet entretien, la loi n’est pas mise en œuvre et aucun site de traitement n’a été établi. Cependant, le simple fait que la loi ait été adoptée envoie un signal fort, que le porte-parole sur l’immigration du parti gouvernemental, Rasmus Stoklund, a souligné dans un entretien à la radio DR, « Si vous demandez l’asile au Danemark, vous savez que vous serez renvoyé dans un pays en dehors de l’Europe et, en ceci, nous espérons que les individus cesseront de demander l’asile au Danemark ».
Cette loi a engendré de nombreuses critiques de la part de la communauté internationale. Le porte-parole de la Commission européenne Adalbert Jahnz a déclaré que : « le traitement externalisé des demandes d’asile soulève des questions fondamentales sur l’accès aux procédures d’asile mais aussi sur un accès effectif à la protection ». Il a ensuite ajouté « (Ce projet) n’est pas possible sous les règles de l’Union européenne, et le nouveau pacte pour la migration et l’asile ». Les organisations des droits humains ont également critiqué le projet. Par exemple, Charlotte Slente, la secrétaire générale du Danish Refugee Council, une ONG importante et très active sur les questions d’asile, a déclaré dans un entretien pour Reuters que « l’idée d’externaliser la responsabilité de traiter les demandes d’asile est à la fois irresponsable et un manque de solidarité ». Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés a averti que le projet danois pourrait générer un « nivellement par le bas » si d’autres pays suivent son exemple, résultant en un affaiblissement généralisé des droits de ceux qui recherchent la sécurité et la protection. L’Union africaine a publié une déclaration forte, selon laquelle la mise en œuvre de ces centres de traitements via des accords bilatéraux est vue comme une « extension des frontières de ces pays (ndla : comme le Danemark) et une extension de leur contrôle vers les côtes africaines. De telles tentatives pour endiguer la migration d’Afrique vers l’Europe est xénophobe et complètement inacceptable ».
Une inquiétude est que d’autres pays de l’Union européenne suive l’exemple danois. Il n’est pas aisé – à l’heure qu’il est – de savoir si tel sera le cas. La Commission européenne est opposée à cette procédure et aucun de ses plans actuels pour l’asile dans l’Union européenne n’inclut une telle disposition. Au contraire du Danemark, dont le traité d’adhésion à l’UE incluait une clause de désengagement (opt-out) pour la politique d’asile de l’UE, aucun des États-membres actuels de l’UE n’a cette option. De ce fait, ils sont davantage contraints que le Danemark, même si des politiciens en Autriche, aux Pays-Bas, en France et en Allemagne ont exprimé soutenir l’idée de centres de traitements des demandes d’asile hors d’Europe, promouvant ainsi le modèle australien. Le Danemark a trouvé un partenaire intéressé néanmoins : le Royaume-Uni, avec lequel des pourparlers sont en cours afin de partager un tel centre externalisé en Afrique.
MR : Les politiques d’asile sont revenues sur le devant de l’actualité récemment, en France, au sujet des réfugiés afghans fuyant le régime taliban. Quelle a été l’attitude du Danemark à l’égard de ses centaines d’hommes et de femmes fuyant le pays ?
RC : A l’heure actuelle, il y a 465 Afghans dans deux centres d’accueil au Danemark. Alors que leurs demandes sont traitées, les partis politiques sont déjà activement engagés dans un débat quant à leur futur. Bien sûr, aucune réponse claire ne peut être donnée à ce stade. Ce qui est clair néanmoins est que – au vu des lois en vigueur – la permission de rester sera octroyée sur une base temporaire. Pia Kjærsgaard, fondatrice du Parti populaire danois et son actuelle porte-parole pour les affaires étrangères, a déclaré que l’objectif principal était de s’assurer que les réfugiés rentreraient dans leur pays et qu’aucune condition ne serait créée qui leur permettrait de prétendre à une connexion avec le Danemark, par exemple en obtenant un emploi de long-terme ou une éducation qui constituerait une base pour une demande de résidence permanente. Le ministre social-démocrate pour l’intégration, Mattias Tesfaye a été plus prudent dans ses déclarations. Même s’il a exprimé son soutien pour le retour des réfugiés à une date future, il a également souligné que le Danemark doit accueillir les Afghans positivement, en particulier ceux qui ont aidé les Danois dans leurs opérations civiles et militaires en Afghanistan. Cependant, ce que cette déclaration implique n’est pas clair. Plusieurs sources ont rapporté que certains Afghans ayant travaillé avec les autorités danoises ont vu leur demande rejetée par le Danemark, mais que le gouvernement aurait payé une somme d’argent – dont le montant est confidentiel – afin que ces Afghans obtiennent la résidence au Royaume-Uni. Les autres partis politiques soutiennent le fait que le Danemark vienne en aide aux réfugiés afghans. L’opinion publique est difficile à évaluer à l’heure actuelle (aucune donnée), mais, si l’on en croit les médias, il semble que deux camps soient en train de se mettre en place : le premier est en faveur, se basant sur des arguments comme le devoir à l’égard des personnes ayant aidé les troupes danoises, ou des données statistiques montrant que parmi tous les groupes de réfugiés, les Afghans sont les mieux intégrés. Le second camp est contre : il souligne que les données statistiques ne fournissent que des moyennes et se basent sur différentes cohortes. En ceci, il serait incorrect de les utiliser pour générer des conclusions et formuler des attentes à l’égard des réfugiés nouvellement arrivés.
MR : Voudriez-vous ajouter quelque chose au sujet des enjeux éthiques, juridiques ou humains des politiques d’asile au Danemark ? Quid du futur ?
RC : La politique stricte d’asile bénéficie d’un consensus parmi les principaux partis du Parlement. Ainsi, sauf en cas d’un évènement dramatique majeur, la politique d’asile danoise, à mon sens, ne changera pas de direction dans un futur proche. La tendance au durcissement a débuté avec un gouvernement minoritaire de centre-droit (soutenu au Parlement par le parti populaire danois, de droite) et a continué à suivre la même ligne quand le pouvoir exécutif a changé et est passé aux mains du parti social-démocrate. Les gouvernements danois ont adopté le point de vue selon lequel les réfugiés constituent un problème pour le Danemark (intégration insuffisante, coût), et ont donc déployé une série de mesures lourdes pour y remédier, n’hésitant pas en cela à pousser la limite de ce qui est considéré ‘faisable’ afin d’atteindre l’objectif de ‘zéro demandeur d’asile’ (selon les mots de la première ministre danoise, Mette Frederiksen).
Jusqu’à présent, la réaction de la société civile et des acteurs internationaux n’a pas suffi à dissuader les gouvernements. La conclusion de la Cour européenne des droits de l’homme en 2021 qui considérait que la suspension pendant trois ans du regroupement familial constituait une violation des droits humains, intervient cinq ans après la mise en œuvre de la loi. Dans l’entremise, celle-ci a été appliquée et a affecté des milliers de réfugiés et leurs familles. Par suite de cette décision, le Danemark va amender sa loi durant l’année 2022, réduisant la période d’attente à deux ans, mais va inclure la possibilité de réintroduire la règle des trois ans en cas de « périodes avec des nombres extrêmement élevés de réfugiés ». Puisque la Cour n’a pas défini ce que « nombre extrêmement élevé de réfugié » veut dire, il revient à l’arbitraire du gouvernement de décider. Le ministre de l’intégration a déclaré : « nous travaillons dur pour conserver notre nombre de réfugiés à un niveau historiquement bas, mais si nous avons aujourd’hui une situation similaire à 2015, nous voulons être en mesure de lever la limite de deux à trois ans. C’est un bon outil à avoir dans notre boite à outils ». La décision de la Cour est certainement une petite tape sur les doigts, mais elle ne fait rien pour changer l’approche du gouvernement.