Par Hans Stark, le 7 mai 2020
Conseiller pour les relations franco-allemandes à l’Ifri, professeur de civilisation allemande à Sorbonne Université
Face aux crises, on pointe usuellement du doigt les divisions européennes, le manque de solidarité et l’absence d’accords franco-allemands. L’ancien président du Conseil européen, Donald Tusk, vient même de rejoindre Jacques Delors, esquissant la perspective d’un éclatement de l’Union. Tusk a déjà opiné dans ce sens à plusieurs reprises dans le passé, mais gardons-nous d’aller trop vite en besogne.
L’Union incertaine
Certes, la crise sanitaire actuelle représente un défi sans précédent pour l’Union européenne. Mais l’UE n’est pas un Etat ; elle n’est pas dotée de gouvernement et elle n’a quasiment pas de compétences en matière de politique de santé. Elle ne dispose pas non plus des forces de sécurité nécessaires à l’application de décisions relatives au confinement de sa population, ou de surveillance de ses frontières. La politique de la santé relève des Etats membres qui ont tout naturellement réagi en premier face à la menace du virus. Et donc en ordre dispersé. On peut légitimement reprocher à l’Allemagne de s’être montrée maladroite et égoïste en fermant unilatéralement ses frontières avec la France, et en bloquant l’exportation de ses produits médicaux sans en informer suffisamment en amont son partenaire le plus proche. En même temps, les premières mesures de protection de la population devaient être prises à l’échelle nationale. Et pour l’Allemagne surtout à l’échelle des Länder – or les relais de communications entre les responsables des Länder d’un côté et les autorités françaises de l’autre, donc Paris, sont perfectibles. Toutefois, le détour par des institutions européennes dépourvues d’autorité en matière de politique de santé et de sécurité intérieure aurait fait perdre du temps précieux aux Etats membres. Ce, d’autant que les pays membres ne sont pas touchés de la même façon par cette pandémie. D‘où les différences de traitement entre l‘Italie et la Suède, notamment.
En revanche, les Européens peuvent s’aider mutuellement pour la prise en charge des malades en réanimation – et la solidarité a bien fini par exister à ce niveau, ainsi que pour la réponse à apporter à la crise économique inévitablement générée par deux mois de confinement et un retour à la normale qui ne pourra être que très lent. Les dégâts économiques causés par le Coronavirus dépassent de très loin ceux de la crise des subprimes de 2008-2009. Une première décision a été prise très tôt, quasi unanimement, avec la suspension des règles budgétaires communes, afin de venir en aide aux entreprises européennes. La Commission mettra à la disposition des Etats membres une aide d’un montant de 100 milliards d’euros, pour financer la mise en chômage partiel de millions de salariés. Pour la présidente de la Commission, le budget pluriannuel européen 2021-2027 devra être au service de la solidarité européenne, et se muer en une sorte de Plan Marshall pour l’UE.
Cela sera tout sauf simple. D’abord parce que les Européens s’affrontent sur les questions budgétaires depuis toujours – ou au moins depuis l’ère Thatcher. Ensuite, parce que le Brexit, et donc la perte de la contribution britannique au budget européen, complique la donne. Enfin et surtout parce que l’Union européenne est en crise depuis quinze ans. De l’échec du traité constitutionnel en 2005 jusqu’à la crise du Coronavirus, en passant par la crise financière 2008-2010, la crise de la zone euro (depuis 2010) qui n’est pas close, les querelles autour du « Grexit » (2015), la crise migratoire (2015-2016), le référendum britannique et ses suites (2016), la remise en question de l’état de droit en Hongrie et en Pologne et la montée des populismes de ces dernières années, l’Union européenne n’a cessé d‘être mise en cause. Elle est fragmentée entre Nord et Sud ; entre pays membres de l’eurozone et ceux qui ont décidé de rester en dehors ; enfin entre anciens et nouveaux membres de l’UE. C’est dans ce contexte très difficile qu’une Europe fragilisée devra trouver les moyens de relever le défi de l’impact économique du confinement.
Des réponses européennes sur fond de désaccords persistants
A l’heure actuelle, les effets de la crise sanitaire et de la crise économique se superposent. Les pays membres ont besoin d’une assistance médicale directe (notamment dans l‘hypothèse d‘une deuxième vague de la pandémie après le déconfinement), de soutiens financiers pour les entreprises et les caisses de chômage, d’une protection de la BCE contre d’éventuelles vagues de spéculation venant des marchés financiers contre les États de la zone euro les plus endettés, et d’une protection contre la perspective d’une explosion des dettes publiques. Face à ces questions, l’UE a certes reproduit les oppositions des années 2010-2012, mais elle a malgré tout réagi plus rapidement que dans les crises précédentes – ce qui n’est pas négligeable, obligée qu’elle est de prendre en compte la détresse de sociétés comptant désormais leurs morts par dizaines de milliers.
Les instruments sont d’ores et déjà identifiés. Un consensus s’est établi fin avril sur l’utilisation de divers titres du budget de l’UE, du Mécanisme européen de stabilité (MES) pour un montant de 240 milliards d’euros, ainsi que des fonds de la Banque européenne d’investissement (BEI) qui consentira jusqu’à 200 milliards d’euros. La Commission aidera les Etats membres à financer le coût du chômage partiel à hauteur de 100 milliards. Le budget annuel de l’UE (153 milliards d’euros en 2020) pourrait être mobilisé à hauteur d’un tiers pour intervenir dans le cadre d’un plan de relance : une décision qui relancera inévitablement le débat sur l’augmentation du budget de l’UE, que beaucoup considèrent comme insuffisant, y compris en Allemagne. D’autant que les fonds budgétaires qui alimenteront les programmes d’aide manqueront aux investissements prévus pour les fonds structurels.
La France et les Pays-Bas – ces tous derniers étant très critiqués pour leur attitude jugée peu solidaire par les pays du Sud de l’UE, proposent la création d‘un fonds de solidarité. Si l’appellation recueille une belle unanimité, celle-ci se divise sur l’ampleur de l’aide financière. Alors que le chef du gouvernement néerlandais propose un fonds de solidarité doté de dix à vingt milliards d’euros, la France propose un plutôt un Fonds Corona équivalent à 3 % du PIB, soit environ 420 milliards d’euros. Et du Fonds Corona, on passerait aux Coronabonds, qui font tout aussi peu unanimité. Neuf pays (Italie, France, Espagne, Portugal, Belgique, Luxembourg, Irlande, Slovénie et Grèce) se sont prononcés en faveur d’un tel instrument, qui reposerait sur le principe d’une mutualisation des déficits publics supplémentaires provoqués par la crise sanitaire. Il s’agirait donc d’eurobonds limités dans le temps, et uniquement consacrés au financement des politiques de soutien face aux conséquences de la crise sanitaire.
Sur ce point, les Européens se divisent encore, et au premier chef les Français et les Allemands. Ces derniers estiment que Paris et Rome souhaitent profiter du moment – de l’ampleur d’une crise il est vrai historique – pour faire rentrer dans la panoplie des instruments de stabilisation financière le principe de mutualisation des dettes publiques. Or Berlin et La Haye estiment qu’une fois le choc économique de la crise sanitaire surmonté, il ne sera pas possible de revenir sur ce principe d’une mutualisation des dettes, qui sera dès lors considéré comme un « acquis communautaire ». Or, alors que l’hostilité germano-néerlandaise aux Coronabonds alimente, en Italie et en France, les discours populistes dénonçant bruyamment le « manque de solidarité » intra-européen, en Allemagne et aux Pays-Bas c’est précisément la crainte que les pays du Sud « fassent payer » les contribuables du Nord qui fait gagner des voix aux partis populistes locaux…
Paris/Berlin : quels pas communs ?
Bruno Le Maire a certes raison de dire que les mesures prises jusqu’à maintenant ne suffiront pas à relancer l’économie, une fois la pandémie enrayée. Ni à endiguer une nouvelle crise des dettes souveraines. Paris peut bien arguer que des Coronabonds n’auraient pas pour effet de mutualiser les dettes anciennes ou futures : à Berlin, on est convaincu du contraire et considère qu’il serait illusoire de penser pouvoir limiter une telle mutualisation aux conséquences de la seule crise sanitaire. Ce qui est donc jugé indispensable par le gouvernement français, vu l’ampleur du défi, est considéré comme une ouverture de la boîte de Pandore outre-Rhin…
A Berlin, on estime que la création d’un nouveau mécanisme d’émission en commun d’emprunts obligataires – comme les Coronabonds – pourrait en plus prendre jusqu’à trois ans. On plaide donc pour l’utilisation des institutions existantes comme la Banque européenne d’investissement, ou le MES, qui pourraient également émettre de la dette européenne mutualisée. L’introduction de Coronabonds nécessiterait, de plus, d’après des juristes allemands, une clarification au plan constitutionnel, et donc probablement une modification de la Loi fondamentale pour laquelle il n’y a aujourd‘hui pas de majorité au Bundestag. Or sans un tel changement de la Loi fondamentale, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe pourrait s’opposer à l’émission de Coronabonds.
Ce débat rouvre donc les cicatrices de la crise financière des années 2010-2012. France et Allemagne se trouvent de nouveau en opposition, loin de leur vocation apparente de gérer ensemble une crise majeure pour l’Europe. Mais les lignes bougent, du moins partiellement. Nous sommes déjà loin du discours allemand d’hier qui rendait les pays du Sud responsables de leur sort. Des voix, minoritaires mais importantes, s‘élèvent au sein du parti d’Angela Merkel pour dénoncer les risques d’explosion de l’UE si cette dernière refuse de venir en aide aux pays les plus touchés par la crise sanitaire et économique. Un compromis s’esquisse entre Paris et Berlin pour utiliser le MES avec une conditionnalité « à géométrie variable ». Bref, en une semaine, on a pu passer du constat d’échec au déblocage de trois instruments financiers nouveaux, susceptibles de générer jusqu’à 500 milliards d’euros pour venir en aide aux Etats membres.
Aux antipodes sur la question des Coronabonds – laquelle demeure ouverte – la France et l’Allemagne, représentant respectivement les pays membres du Sud et du Nord de la zone euro, ont trouvé un terrain d’entente, peuvent formuler une synthèse. Le bilan est loin d’être négatif. Mais ce sont surtout les institutions (Commission et BCE) qui pourraient sortir victorieuses de l’affrontement entre pays du Nord et du Sud sur les Coronabonds. Ursula von der Leyen, en faisant du budget européen le cœur du plan de relance économique pourrait à cet égard refaire le lien franco-allemand, fragilisé par le désaccord entre Paris et Berlin sur les Coronabonds en s’appuyant sur Christine Lagarde. La BCE sera sans doute amenée à intensifier sa politique de rachat de dettes en lançant un « programme pandémie » doté de 750 milliards d’euros. Parallèlement, la Commission a annoncé qu’elle pourrait emprunter jusqu’à 1000 milliards d’euros sur trois ans, garantis par les Etats, ce qui revient dans les faits à émettre une dette commune – perspective à laquelle Berlin n’est plus hostile… Même l’idée de privilégier les subventions aux crédits commence à progresser en Allemagne où l’on a compris qu’à force de s’endetter en recourant à des crédits, les pays du Sud (l’Italie en premier) risquent, à terme, d’être confrontés à la perspective d’un défaut de paiement qui obligera les pays du Nord d’intervenir s’ils veulent sauvegarder le marché unique.