Par Maxime Lefebvre, le 4 mai 2020
Diplomate, ancien ambassadeur, professeur affilié à l’ESCP, auteur de La construction de l’Europe et l’avenir des nations (Armand Colin, 2013)
La crise du coronavirus est une nouvelle épreuve pour l’Union européenne, après la crise de la zone euro (2010-2012), la crise migratoire (2015-2016), et le Brexit (2016). L’Europe n’a pas bonne presse et a été accusée de tous les maux, de ne pas avoir anticipé l’épidémie, de ne pas avoir empêché la réaction en ordre dispersé des Etats, et finalement de ne pas faire preuve d’assez de solidarité. Ces critiques sont-elles justifiées ?
Pour juger l’action de l’Europe à sa juste mesure, il faut revenir au triptyque de Jacques Delors qui la fonde sur trois principes : la compétition qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit.
La compétition inévitable des nations
Si l’UE n’a pas fait plus pour gérer la pandémie, c’est d’abord parce qu’elle n’a qu’une « compétence d’appui » aux Etats membres en matière de santé (art. 6 TFUE), et une « compétence partagée » avec les Etats seulement sur les « enjeux communs de sécurité en matière de santé publique » (art. 4 et 168 TFUE, ce qui couvre la prévention, la recherche, les normes et la coopération, mais pas l’organisation et la fourniture de services de santé et de soins médicaux). Peut-être que l’UE et les Etats ensemble auraient pu faire mieux pour anticiper cette crise, mais pour être juste, si beaucoup avaient prédit qu’une épidémie surviendrait un jour, personne en Occident n’avait décrit la forme qu’elle prendrait ni l’ampleur des conséquences.
Le coronavirus n’a été arrêté par aucune frontière et a frappé tous les pays européens, mais force est de constater que le choc n’a pas été entièrement symétrique. Une compétition des modèles nationaux se fait ainsi jour à trois niveaux.
D’abord sur la résilience des systèmes de soins. Si l’Italie, l’Espagne, la France et le Royaume-Uni ont déjà payé un lourd tribut (plus de 20000 décès à la fin avril), l’Allemagne enregistre 6000 décès pour un nombre de cas déclarés comparables, ce qui peut s’expliquer par sa plus grande capacité de tests (mis au point dès janvier par le Professeur Drosten) et de lits en soins intensifs.
Ensuite sur les mesures prises pour endiguer la maladie. Le confinement général, décidé le 10 mars en Italie et généralisé à travers toute l’Europe dans les jours suivants, a été précoce relativement à la propagation de l’épidémie, et donc plus efficace, dans certains pays qui apparaissent comme moins touchés (Autriche, Danemark, Allemagne, Grèce, Portugal). Alors que les pays latins de culture catholique (France, Espagne, Italie) ont décidé un confinement autoritaire, les pays nordiques de culture protestante ont choisi un confinement plus libéral et ont davantage débattu de l’arbitrage avec le coût économique et le respect des libertés. La Suède est même allée jusqu’à refuser le confinement obligatoire, ce qui est cependant atténué par les consignes de distanciation sociale et la discipline de la population. Et après avoir confiné en ordre dispersé, les pays déconfinent à présent en ordre dispersé (les écoles et commerces ont rouvert dès après Pâques en Autriche, au Danemark, en Allemagne).
Enfin la compétition se fait jour dans les conséquences économiques de la crise. Les pays les plus touchés et les plus confinés sont aussi les plus endettés et risquent de subir plus lourdement le choc en termes de dérive du déficit public et de la dette. Certes, le choc économique révèle l’interdépendance systémique de l’économie mondiale, et les économies allemande et néerlandaise tournées vers les exportations vont aussi souffrir de la chute du commerce international. Mais la crise risque de renforcer le clivage Nord / Sud qui a été à la source de la crise de la zone euro à partir de 2010 et qui s’est peu résorbé (les pays du Nord et de l’Est de l’UE sont à moins de 60 % d’endettement public par rapport au PIB, les pays latins à 100 % ou plus). Cela fait mieux comprendre les réticences des pays nordiques à aller vers la mutualisation des dépenses et des dettes (comme l’a dit crûment Gernot Blümel, ministre des finances autrichien, « il est immoral que les pays qui ne respectent pas les règles quand tout va bien demandent ensuite à ce que l’on fasse preuve de solidarité à leur égard »).
Une coordination limitée mais réelle
Si les Etats ont réagi en ordre dispersé à l’épidémie, y compris en restaurant unilatéralement les contrôles aux frontières, il est injuste de reprocher à l’Union européenne une absence de coordination et de coopération.
Dès le 9 janvier, une semaine après que la cellule de crise de l’Organisation mondiale de la santé ait été activée, le mécanisme d’alerte précoce du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) était à son tour activé. Dès le 28 janvier, le mécanisme européen de protection civile était lui aussi activé pour soutenir les opérations de rapatriement de résidents européens bloqués par les mesures de quarantaine. Les ministres de la santé de l’Union européenne commençaient à discuter de la réaction à la pandémie à leur réunion du 13 février, les ministres de l’économie et des finances des répercussions économiques de la crise par une visioconférence le 4 mars, et les chefs d’Etat et de gouvernement se sont concertés par vidéoconférence à quatre reprises déjà (10 mars, 17 mars, 26 mars, 23 avril).
Cette coordination a consisté pour l’essentiel à ratifier a posteriori les mesures nationales (restauration des contrôles aux frontières par les Etats, contrôle aux frontières extérieures, restriction des voyages non essentiels vers l’UE) et à relâcher les disciplines pour permettre aux Etats de faire face au choc sanitaire et économique (règles en matière d’aides d’Etat, activation de la clause générale d’exemption du pacte de stabilité budgétaire). La Commission européenne a en même temps aidé à la passation de commandes groupées de matériel médical et financé une assistance médicale aux Etats. Et à présent elle s’efforce de coordonner les stratégies de déconfinement, y compris dans l’utilisation des technologies de traçage intrusives, ce qui est une condition pour une levée progressive et concertée des restrictions à la libre circulation.
Par ailleurs, la Commission a veillé à ce que l’état d’exception que crée le retour des contrôles aux frontières n’empêche pas la poursuite de la libre-circulation des marchandises (« voies vertes » aux frontières, non mise en quarantaine des routiers), de la circulation des travailleurs transfrontaliers ou saisonniers, et des relocalisations de demandeurs d’asile. L’UE a aussi maintenu sa vigilance sur d’autres aspects, comme le respect de l’état de droit (en liaison avec le Conseil de l’Europe) en Hongrie ou en Pologne, le contrôle des investissements stratégiques étrangers, ou la réponse à la désinformation en provenance de Chine et de Russie.
La solidarité jusqu’où ?
Cette crise étant une crise systémique, une crise de l’interdépendance mondiale, la coordination a heureusement évolué vers la solidarité. La Commission a raclé ses fonds de tiroirs en réallouant des fonds non utilisés pour la politique de cohésion et en dégageant un budget d’assistance médicale. Le mécanisme européen de protection civile a financé environ 10 % des opérations de rapatriements de citoyens européens. Les pays européens ont fait preuve d’entraide en poursuivant la coopération transfrontalière et en organisation le transfert de certains patients vers des pays moins durement touchés comme l’Allemagne.
Mais c’est surtout en termes de solidarité financière que l’Union a agi fortement pour faire face à la récession entraînée par les mesures de confinement, et pour répondre aux nouveaux risques d’éclatement de l’union monétaire sous la pression des marchés. Après des déclarations initiales malencontreuses de Christine Lagarde disant que la Banque centrale européenne n’était pas là pour « refermer les spreads », la BCE a sorti le bazooka dès le 18 mars en décidant un programme de rachat de titres publics à hauteur de 750 milliards €, et s’est ainsi affirmée presque sans hésitation, dans la continuité du rôle qu’elle s’est donné depuis 2010, comme le garant en dernier ressort de l’intégrité de la zone euro.
Ces mesures monétaires ont été complétées par un paquet de mesures financières décidées par l’Eurogroupe du 9 avril à hauteur de 540 milliards € (instrument SURE proposé par la Commission pour financer les mesures de chômage partiel ; prêts de la Banque européenne d’investissement, garantis par les Etats, aux entreprises ; ligne de crédit du Mécanisme européen de stabilité, créé en 2012, pour aider les Etats à faire face aux dépenses liées à la crise du coronavirus).
Les mesures décidées par l’UE équivalent à environ 10 % de son PIB total et s’ajoutent aux mesures budgétaires prises par les Etats afin de faire face aux surcoûts de la crise et de préparer la relance économique une fois que le confinement sera levé. Elles visent à soulager les pays surendettés, à leur permettre d’emprunter à des taux faibles, à les mettre à l’abri de la spéculation des marchés, mais elles ne les désendettent pas. D’autres mesures seront peut-être nécessaires si des attaques spéculatives contre les Etats les plus faibles (notamment l’Italie, qui devrait voir passer son taux d’endettement public de 135 à 160 % de son PIB) devaient reprendre. Il n’y a pas à ce stade d’accord sur des emprunts mutualisés (« coronabonds ») ni sur un fonds de relance financé en commun (le « plan Marshall » évoqué par Mme von der Leyen). Ces questions devront être abordées en lien avec la négociation du cadre financier pluriannuel 2021-2027, qui achoppait déjà sur les problèmes de transferts (contributions nettes, « juste retour »).
La solidarité se heurte ici à une limite déjà évoquée : autant les pays nordiques, parfois qualifiés de « radins », sont prêts à se laisser forcer la main pour prendre des mesures de sauvetage systémique de la zone euro et du marché intérieur dont ils bénéficient (les vendeurs ont besoin d’acheteurs), autant ils demeurent réticents dans l’évolution vers une « union de transferts » et exigeront, comme ce fut cas avec la Grèce et d’autres, que l’assistance soit assortie de contreparties strictes (réformes structurelles, assainissement des finances publiques pour rembourser les dettes accumulées). Or l’Union européenne ne pourra pas sortir renforcée de la crise si elle n’est pas au rendez-vous de la solidarité et si les Etats membres plus riches, qui ont plus de marges de manœuvre, n’apportent pas leur juste concours à la relance générale de la machine économique (y compris par la relance de leur demande).
Notons d’ailleurs que la solidarité ne se pose pas seulement à l’échelle européenne mais aussi à l’échelle mondiale, l’Europe ayant mobilisé un premier paquet de 20 milliards € d’aide et souscrit à un moratoire sur les dettes pour les pays les plus pauvres fragilisés par la pandémie.
Contrairement à ce que certains disent ou pensent, l’Europe a déjà largement pris le chemin pour surmonter cette nouvelle crise existentielle. Comme dans tout système fédéral, la concurrence des entités fédérées est un facteur d’émulation qui a aussi ses mérites. Il faudra tirer le bilan des politiques qui ont été menées et s’inspirer des pays qui ont mieux géré la crise. Il faudra aussi renforcer les compétences et les moyens de l’Union européenne pour améliorer la résilience collective face à une prochaine épidémie (souveraineté sanitaire, autonomie stratégique). Il faudra enfin refonder le pacte de confiance, basé sur un juste équilibre entre la responsabilité des Etats et la nécessaire solidarité qu’implique l’appartenance à une communauté de destin. Le moteur franco-allemand a ici une responsabilité centrale, alors que les deux pays vont assumer la présidence de l’UE au 2e semestre 2020 (Allemagne) et au 1er semestre 2022 (France).