Par Charles-Emmanuel Detry, le 30 avril 2020
« Une nouvelle guerre froide » : c’est la formule qui vient à de nombreux observateurs pour décrire le système international contemporain, façonné par les relations entre les États-Unis et la Chine. Analysons cette formule, qui ramasse deux jugements :
1/ Le retour à la bipolarité, c’est-à-dire une nouvelle répartition de la puissance, qui met un terme à la primauté mondiale des États-Unis et voit la Chine rétablir un équilibre en tant que second pôle. Deux États dominent les relations internationales, au sens où aucun autre ne s’approche de leur supériorité : ils sont hors pairs, ce sont deux superpuissances, comme autrefois les États-Unis et l’Union soviétique.
2/ Le retour à l’hétérogénéité, c’est-à-dire une nouvelle opposition des idées, qui marque « la fin de la fin de l’histoire », parce que la Chine incarne, et peut-être promeut, un projet politique hostile à celui que les démocraties libérales pensaient voir bientôt s’universaliser au sein des nations et entre les nations. Ainsi, il existe à nouveau une alternative, comme au temps de l’affrontement avec le totalitarisme soviétique.
Il faudrait examiner le premier jugement, à mon avis plus discutable qu’on ne le dit parfois (a minima, la primauté américaine a de beaux restes) mais c’est sur le second que je voudrais m’attarder ici. Le concept d’« hétérogénéité » a bien sûr été popularisé par Raymond Aron[1], qui définit le système international hétérogène comme celui dans lequel « les États sont organisés selon des principes autres et se réclament de valeurs contradictoires ». Parce que cette situation fracture les États de l’intérieur, certains citoyens pouvant être partisans des idées de l’ennemi, elle tend à être plus violente et instable. Dans la suite du texte, l’hétérogénéité prend plusieurs visages : les différences de régimes politiques ; la concurrence des critères d’identification du peuple, substrat de l’État ; l’écart entre civilisations, ou degrés de civilisation. A contrario, il est aussi question d’une « homogénéité juridique » dont l’ONU serait l’expression depuis 1945.
Envisageons d’abord ce dernier sens. L’appréciation du rapport entre le droit et l’homogénéité du système international divise les internationalistes : les théoriciens de la Communauté internationale œuvrent à leur renforcement mutuel, les penseurs de l’État constatent leur divorce toujours possible, et la réalité donne des arguments aux deux camps. D’importants développements conventionnels et coutumiers, notamment en ce qui concerne les droits de l’homme, participent a priori d’une homogénéisation planétaire des idées politiques. D’un autre côté, le droit international reste nécessairement structuré par l’égalité souveraine, dont de nombreux États s’autorisent toujours pour cultiver une différence : Cujus regio, ejus religio. Il n’est pas négligeable que la Chine ait des comptes à rendre à des organes de surveillance onusiens lorsqu’elle décide de l’internement d’un million de Ouïghours ; mais c’est en toute souveraineté qu’elle prétend faire du camp de concentration un instrument d’antiterrorisme, et comme trop souvent le monde horrifié bute sur l’un des concepts qui l’ordonnent.
S’il se veut neutre et formel, le droit international risque de n’universaliser que le relativisme, les États tombant d’accord sur le plan international pour laisser chacun s’organiser comme il l’entend sur le plan intérieur ; mais de l’acceptation même de cette hétérogénéité potentielle résulte une certaine homogénéité. Sous cet angle, la Chine contemporaine, dont la politique juridique extérieure défend une conception classique de la souveraineté, introduit infiniment moins d’hétérogénéité dans le système international que la Chine maoïste, dont les « Cinq principes de la coexistence pacifique » étaient battus en brèche par une distinction entre les bons États socialistes et les mauvais États impérialistes, ce qui revenait évidemment à nier l’égalité souveraine et son noyau d’homogénéité. Le Parti d’hier n’avait que mépris pour les concepts d’un monde à régénérer par la révolution. Il espère aujourd’hui se prémunir d’une révolution en se retranchant derrière des concepts que le monde a en partage. Mais, si le consensus sur la souveraineté est la condition du dissensus sur les « caractéristiques chinoises », les effets de ce dissensus pourraient ne pas se borner au territoire national.
L’hétérogénéité d’un système international résulte en effet de l’interaction entre les idées qui structurent les États de l’intérieur, du fait de leur régime, et celles qui structurent les relations entre États. C’est la dimension nationaliste du régime chinois que l’on souligne le plus fréquemment. Sa légitimité reposerait sur l’idolâtrie d’un récit national, la revanche sur le siècle des humiliations, servi à une population plus ou moins réceptive. Mais est-ce là un facteur d’hétérogénéité ? « Make our country great again » : qui ne voit en ce moment, par-delà les profondes différences des régimes, la parenté du discours de toutes les brutes au pouvoir, à Pékin, Moscou, Ankara, Brasilia, New Delhi, Manille, Budapest, Londres ou Washington ? Entre brutes, peut-être pourrait-on s’entendre ? En tout cas, ce « nationalisme » n’est pas un principe de légitimité brandi contre un autre (par exemple, au XIXe siècle, le principe dynastique) ; partout[2], semble-t-il, l’exaltation grossière du sentiment national aux dépens du sentiment cosmopolite ne rend pas le monde plus hétérogène, mais seulement moins solidaire. Comme le dit Edgar Morin, la globalisation est une interdépendance sans solidarité.
Toutefois, la tendance est à la réévaluation d’une dimension proprement communiste du régime chinois. « The Chinese Communist Party is a Marxist-Leninist Party focused on struggle and international domination », déclarait Mike Pompeo l’année dernière. Xi Jinping, il est vrai, continue à parler rouge, mais il vient aussi à Davos prononcer l’éloge mielleux de la globalisation. N’est-ce pas la caractéristique des dictatures de démonétiser tout le langage, de priver indifféremment de leur sens « État de droit » et « matérialisme dialectique » ? Le fait décisif n’est-il pas le choix par le Parti de la prospérité par l’interdépendance économique, ultimement incompatible avec la lutte idéologique ? Lorsque, paralysé par son propre autoritarisme, il tarde à contenir le coronavirus et publie des chiffres invraisemblables, il ne nous menace que de son incompétence, mondialisée comme son économie. (Les autorités, sachant bien ce que les Chinois ont à leur reprocher, ne peuvent se faire d’illusions sur la portée de leurs fanfaronnades : ce sont les doutes nés de notre propre impéritie qui nous font voir une épée dans ce qui n’est peut-être qu’un bouclier.) Ainsi va le « rêve chinois », qu’on a pu qualifier à juste titre, je pense, de « parochial vision of national rejuvenation that has little international appeal »[3], promu par des dirigeants moins motivés par l’exportation de la révolution ou l’anéantissement des États libres que par leur emprise sur la société chinoise.
Cette emprise requiert une propagande toujours plus agressive ; elle se renforce ; les Hongkongais savent à quoi s’en tenir, et la perspective d’une destruction de la démocratie taïwanaise est un précipice qui sépare irrémédiablement le Parti communiste de tous les défenseurs de la liberté politique, au premier rang desquels demeurent ici les États-Unis. N’empêche, dans l’ensemble, la Chine ne se pose pas, elle, en chef de file d’un camp autoritaire. Quelles que soient les hésitations des démocraties sur l’accueil à réserver à Huawei, aux espions ou aux investissements chinois, nous ne sommes pas en proie à cet « entrecroisement de luttes civiles et de conflits interétatiques » dont parle Raymond Aron. Il y a, c’est indéniable, de la complaisance à l’égard du Parti, mais le maoïsme ne revient pas à la mode à Paris, même avec son supplément de pensée Xi Jinping, sous le règne duquel toute évocation d’un « soft power chinois » (si l’on entend par là autre chose que l’admiration juste et naturelle pour l’apport plusieurs fois millénaire de la Chine à l’esprit humain) reste de l’ordre de la mauvaise plaisanterie[4].
Je dirais donc que l’hétérogénéité ne suscite pas tant une concurrence des modèles qu’une augmentation des risques : le Parti n’accable pas les démocraties de ses succès, mais leur fait supporter les conséquences de ses procédés et de ses fautes. Du reste, il faut savoir le reconnaître, nos difficultés ne sont pas sans rapport avec un délabrement des démocraties que la Chine n’aurait pu provoquer si elle l’avait voulu. Tragiquement, sans lui donner raison, il nous donne l’air d’avoir tort.
Une hétérogénéité plus profonde pourrait cependant résulter non du régime de la Chine, mais de sa civilisation, autre facteur identifié par Aron. Je ne suis pas sûr de ce qu’est censée être exactement « la civilisation chinoise » au XXIesiècle, mais il est certain que le Parti s’en fait une idée, en la définissant par opposition à l’Occident ou en redécouvrant commodément dans le confucianisme une école de la soumission. Il est significatif que des Américains influents aient aussi leur opinion sur la question : vaguement esquissée (comme chez Michael Pillsbury, conseiller de Donald Trump) ou précisément comparatiste (comme chez Graham Allison, dans la lignée de Samuel Huntington), elle conduit pareillement au sentiment d’une altérité plus ou moins essentielle et irréductible de la Chine – une attitude qui ne manque pas d’antécédents.
À ce stade, l’idée de race n’est plus très loin. Le développement d’une sinophobie diffuse fait le jeu des tentatives d’instrumentalisation de la diaspora chinoise par le Parti. Il existe une tendance préoccupante à y voir une cinquième colonne, notamment aux États-Unis : l’hétérogénéité serait alors une prophétie auto-réalisatrice. Cependant, les déclarations d’une représentante du Département d’État sur la nouveauté de la compétition avec une civilisation « that is not Caucasian » ont suscité l’indignation de ses compatriotes, de même plus récemment que l’insistance de M. Trump à parler d’un « Chinese virus », bien que cette expression fût d’abord une réponse aux odieuses insinuations de Zhao Lijian sur des responsabilités de l’armée américaine dans l’origine de l’épidémie. Il semble ainsi que les États-Unis hésitent à concevoir leur rivalité stratégique avec la Chine en termes idéologiques, ethniques ou civilisationnels.
Les considérations qui précèdent peuvent se prêter à des interprétations différentes. Elles ne devraient pas spécialement nous rassurer : Aron n’excluait pas qu’un système semi-homogène se révèle suprêmement instable. Mais il me paraît trop différent de celui de la guerre froide pour justifier qu’un même mot désigne les deux configurations. En nommant mal ce nouveau monde, nous ajouterions à ses malheurs.
[1] R. Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 2004, pp. 108-113.
[2] Seule l’Union européenne se réclame encore de principes contradictoires, et on voit ce qu’il en est dans les faits.
[3] J. Chen Weiss, « A World Safe for Autocracy? », Foreign Affairs, juillet/août 2019. F. Zakaria dit à peu près la même chose dans un essai remarqué, « The New China Scare », Foreign Affairs, janvier/février 2020.
[4] L’évidente vulnérabilité des États ou des organisations internationales au chantage commercial et financier des autorités chinoises n’est pas un fait d’hétérogénéité mais de puissance, et cela n’a rien de doux.