Par Hans Stark, le 19 mars 2020
Secrétaire général du Cerfa à l’Ifri, professeur de civilisation allemande à Sorbonne Université
Le 31 janvier, le Royaume-Uni a quitté l’Union européenne. Cet acte, nécessaire après trois longues années de tergiversations qui ont suivi le référendum sur le Brexit, constitue une vraie césure pour l’Europe (pour la première fois dans son histoire, un Etat membre lui tourne le dos). Certes, il peut y avoir un sentiment de soulagement. Londres a toujours été un partenaire difficile. Dans les années 50, les Britanniques ont tout fait pour torpiller la création de la CEE. Dans les années 60, ils ont divisé les Six en présentant leur candidature à l’adhésion. Une fois admis en 1973, ils ont voulu renégocier les conditions de leur entrée. Dans les années 80, c’est sous Thatcher qu’ils paralysent les sommets européens jusqu’à ce qu’ils obtiennent un rabais sur leur contribution financière. Le chantier institutionnel qui s’ouvre avec la fin de la Guerre froide et le Traité de Maastricht les voit surtout se concentrer sur des revendications « d’opting out » qu’ils finiront par obtenir à chaque fois, puisque les conclusions des traités européens dépendent de leur signature. Ainsi, Londres ne participe ni à Schengen, ni à la zone euro et obtient une dérogation relative à l’application de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Les Britanniques s’opposent aussi à des avancées concrètes en matière de politique étrangère et de politique de défense et de sécurité pour ne pas affaiblir le rôle de l’OTAN. Quant à l’élargissement à l’Est, ils en deviennent l’un des plus ardents défenseurs par pur plaisir de voir le projet européen se diluer une fois le nombre d’Etats membre multiplié par deux. Un pied dedans et un pied dehors en permanence, la Grande-Bretagne n’a jamais partagé les ambitions de la France ou de l’Allemagne quant au devenir de l’Europe, dont elle s’est toujours sentie éloignée. De ce point de vue, son départ ne va pas provoquer des regrets excessifs. D’autant plus que les négociations liées à son départ paralysent l’UE depuis bientôt quatre ans.
Un départ qui impacte l’équilibre franco-allemand
Pourtant, la sortie de la Grande-Bretagne laissera malgré tout un vide, étant donné que ce pays représente la troisième puissance économique, la première puissance militaire et de très loin la principale place financière de l’UE. Il aura aussi un impact profond sur l’équilibre franco-allemand. Impact d’ailleurs pas forcément positif. Rappelons ainsi que Pompidou fut favorable à son adhésion en 1973 afin de disposer d’un contrepoids européen par rapport à l’Allemagne fédérale. Et cette dernière a milité en faveur de l’élargissement de la Communauté à la Grande-Bretagne pour contrebalancer le leadership politique (et la politique anti-atlantiste) de la France à la tête de l’Europe des Six. Londres fut donc un correctif utile tant pour Paris que pour Bonn (puis Berlin). Du point de vue économique, Londres fut un partenaire privilégié pour la République fédérale. La Grande-Bretagne partage largement la culture budgétaire allemande alors que la France, de tradition colbertiste, s’est toujours opposée au primat allemand de la rigueur. Le gouvernement Cameron a même appliqué le programme d’austérité allemand sans y avoir été obligé en tant que non membre de la zone euro – alors que la France, membre fondateur de cette même zone euro, ne s’est jamais pliée aux règles dites de convergence, établies en 1991.
Enfin, depuis le retour aux affaires des conservateurs allemands en 1982, sous Helmut Kohl, l’ordo-libéralisme allemand s’inspire non pas du souci de préserver l’Etat-providence, mais d’une orientation monétariste et néolibérale classique, voir thatchérienne. Face aux politiques économiques plus ou moins keynésiennes menées en France sous Mitterrand et de nouveau sous Chirac et Jospin (voire sous Sarkozy durant la crise financière), l’Allemagne s’est toujours sentie plus proche de Londres que de Paris. Et alors que la France s’est efforcée de défendre les intérêts des pays du sud de la zone euro (voire d’en être le porte-parole), l’Allemagne s’est tournée vers les pays du Nord, dont la Grande-Bretagne qui est pourtant restée en dehors de la zone euro.
Berlin craint par conséquent que le Brexit n’accentue l’influence économique des pays du sud de l’UE au détriment de l’Allemagne. Aussi cette dernière s’est-elle rapprochée (sans y adhérer) de la « nouvelle Ligue hanséatique », un regroupement de pays membres de l’UE créé en février 2018 qui préconise davantage d’orthodoxie fiscale au sein de l’UE. Le nom donné à ce groupe qui comprend les Pays-Bas, la Finlande, la Suède, le Danemark et les trois Pays Baltes fait allusion à la Hanse, une alliance militaire et commerciale des pays riverains de la Mer baltique du XVIe siècle. Si ce regroupement a vu le jour, c’est en raison de la crainte que le Brexit ne prive les Etats d’Europe du Nord d’un allié de poids au sein des institutions européennes. Le rapprochement entre l’Allemagne et ce regroupement de pays du Nord, dont deux ne font pas partie de la zone euro, n’est évidemment pas vu d’un bon œil en France…
Divergences franco-allemandes
Si l’Allemagne perd un allié économique avec le Brexit, la France perd un partenaire stratégique. Depuis la guerre de Yougoslavie où Paris et Londres réalisent qu’ils avaient des intérêts (en Afrique notamment) et des doctrines d’emploi des forces armées similaires (ce qui n’est pas le cas en franco-allemand), les deux pays ont développé une coopération militaire bilatérale qui s’est traduit par les accords de Lancaster House signés en 2010. Accords qui pourraient être minés par le Brexit. Pour la France, la Grande-Bretagne est non seulement un partenaire qui a, comme elle, une vision globale de la politique étrangère (malgré sa dépendance chronique de Washington) et qui n’hésite pas à envoyer ses troupes dans des opérations extérieures « rustiques » (Afghanistan, Libye…). Mais Londres fut aussi un correctif face à la « culture de la retenue » de l’Allemagne qui plombe depuis vingt ans le développement de la politique européenne de sécurité et de défense commune. L’Initiative européenne d’intervention (IEI), proposée par Emmanuel Macron et lancée malgré les réserves allemandes en juin 2018, tient compte des conséquences stratégiques du Brexit et vise justement à ouvrir la PSDC à des pays qui ne sont pas membres de l’UE. Reste à savoir s’il s’agit d’un pis-aller efficace ou d’une initiative mort-née. Tout dépend de la nature des relations futures entre Londres, Washington et Bruxelles.
Le double triangle que la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne ont formé depuis Maastricht en matière de politique économique et militaire européenne appartient désormais au passé. Dorénavant, la France et l’Allemagne doivent assumer seules la responsabilité principale pour le devenir de la zone euro et de l’Europe de la défense. Ce qui provoquera des tensions inévitables entre les deux pays comme on a pu le constater tout au long de l’année 2019. Les critiques sévères d’Emmanuel Macron quant à la situation de l’OTAN et la réorientation de la politique française envers Moscou ont certes traduit l’ambition française d’exercer un leadership politique en Europe – mais ces initiatives n’ont pas été précédées d’une coordination préalable avec l’Allemagne qui fut prise de court et qui l’a fait savoir. De même, le fait que l’UE ne compte plus qu’un seul Etat membre doté de l’armement nucléaire et d’un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations-Unies confère évidemment à la France une place prépondérante parmi les 27. Le Brexit ainsi que la crise de confiance entre Washington et ses alliés européens (à laquelle l’Allemagne contribue activement tout en s’efforçant de la nier) accentuent cette tendance encore davantage. D’où aussi la proposition française d’ouvrir un débat au sein de l’UE sur la dissuasion nucléaire, débat qui ne pourra qu’indisposer l’Allemagne, très hostile au nucléaire, militaire aussi bien civil. L’absence probable de l’Allemagne dans ce débat à venir sera par ailleurs aussi due à ses crises politiques internes à répétition, à la pusillanimité croissante du SPD en matière de sécurité et de défense et, surtout, à la question de la succession d’Angela Merkel à la chancellerie qui est maintenant clairement posée.
L’autre conflit à venir en franco-allemand concerne le cadre financier pluriannuel de l’UE. Principale contributrice nette, l’Allemagne souhaite plafonner les dépenses de l’UE et obtenir une diminution de sa contribution financière. Celle-ci augmentera automatiquement en raison du Brexit. Cette demande se heurte pour le moment à une fin de non-recevoir du côté français qui affiche depuis l’élection de Macron des ambitions qui ne sont pas compatibles avec le statu quo budgétaire. Que la part du budget de l’UE assurée par la France reste stable en raison des retours dont elle profitera au titre de la PAC compliquera sans doute un peu plus encore la donne en franco-allemand, alors que les deux pays seront en première ligne pour permettre à l’UE de parvenir à un accord sur son cadre budgétaire. L’Allemagne, qui assure la présidence du Conseil de l’UE entre juillet et décembre 2020 et la France, qui l’assure à son tour entre janvier et fin juin 2022 devront donc trouver des compromis et élaborer des positions communes solides et convaincantes tant en matière de politique étrangère et de sécurité, qu’en matière de politique budgétaire. Or, à la lumière de l’expérience des trois dernières années et compte tenu de leurs agendas politiques intérieurs, il est peu probable qu’elles y parviennent. Seulement, elles ne peuvent pas blâmer la Grande-Bretagne si le moteur franco-allemand cale une fois de plus. Le correctif britannique n’existe plus.