Depuis peu, les démocraties occidentales ont dû se rendre à l’évidence qu’elles étaient la cible de campagnes de désinformation censées influencer leur politique interne et/ou leur comportement sur la scène internationale. Comment classer ces actes d’ingérence ? Est-ce qu’il y a dans cette désinformation une dimension militaire, et si oui, comment le conceptualiser ?
La désinformation, un phénomène vieux comme le monde mis au goût du jour
Disséminer des informations clivantes dans le but d’influencer, voir déstabiliser un adversaire ou un compétiteur étatique aussi bien en temps de guerre qu’en temps de paix n’est guère nouveau. Ce qui a changé, ce sont les possibilités techniques permettant le déploiement d’« armes de distraction massive »[i] à travers les réseaux sociaux, bénéficiant de l’ouverture et de la perméabilité de nos sociétés, transformant ainsi une de nos forces en faiblesse.[ii]
Tous les stratagèmes de désinformation ont pour but d’empêcher la réflexion stratégique et la capacité à gouverner.[iii] La désinformation par un adversaire étatique poursuit des objectifs divers : désunir (accentuer des clivages sociétaux existants), polariser (faire pencher la balance vers un certain résultat politique), disputer (créer une narrative « alternative » sur des évènements qui se passent dans un pays tiers) ou encore submerger (saturer des canaux de communication avec des rumeurs infondées).
On est loin de considérer la désinformation comme une arme d’influence efficace, voir infaillible.[iv] Mais on peut imaginer que, dans un contexte de confrontation, la désinformation pourrait prendre une place importante dans une stratégie de déstabilisation, en conjonction par exemple avec des attaques sur des infrastructures critiques.
Dans les cas actuellement les plus médiatisés de manipulation de l’information (ingérences dans le référendum pour le Brexit en 2016 au Royaume-Uni, dans les élections présidentielles aux Etats-Unis en 2016, ou encore dans les élections présidentielles en France et parlementaires en Allemagne en 2017), la Russie est toujours pointée du doigt. Cette dernière a mis sur pied un écosystème de désinformation performant, liant des comptes de réseaux sociaux, des médias dont l’Etat russe est propriétaire, des agences de renseignement et des cybercriminels. Mais la Chine a également investi ce terrain, notamment en ce qui concerne le Taiwan et la mer de Chine[v], et on a aussi pu identifier des actes de désinformation orchestrés par l’Iran. Chaque pays possède son propre « style », mais tous essaient d’apprendre des autres et s’approprient les techniques les plus prometteuses.
Quid des acteurs occidentaux se servant eux-mêmes de la désinformation dans le but de promouvoir leurs objectifs géopolitiques ? Cette stratégie peut être observée, mais elle se heurte à la difficulté de pénétrer des systèmes qui sont soumis à un contrôle étatique plus ou moins rigide, et à une moindre importance des réseaux sociaux dans des pays dans lesquels le secteur de la téléphonie mobile et de l’Internet sont moins développés.[vi] En ce qui concerne les Etats-Unis, on peut surtout observer que les Américains se ciblent entre eux, relayant des stratégies employées par la Russie.[vii]
Environnement géopolitique et mode(s) de confrontation : que signifie être la cible de désinformation ?
Les observateurs de la politique internationale peinent à décrire notre environnement géopolitique actuel sans évoquer un « retour des politiques de puissance » et une « crise du multilatéralisme ». Si l’existence des armes nucléaires devrait éviter des guerres conventionnelles « ouvertes », elle n’exclut pourtant pas d’autres modes de confrontation et des actes hostiles ciblés.
Passée l’incrédulité, parler de la manipulation de l’information comme un défi pour les démocraties est devenu un sujet « consensuel », et des ressources substantielles sont actuellement investies pour la contrer.[viii] Pourtant, accepter d’être visés par des actes hostiles faisant partie de stratégies d’ingérence auxquelles il faudrait trouver des réponses pertinentes est difficile à digérer pour les pays européens. Face à des adversaires qui ne semblent pas distinguer temps de paix et temps de guerre, mobiliser les ressources nécessaires pour répliquer est compliqué, surtout si on ne se conçoit pas réellement attaqué.
Et le militaire dans tout cela ?
Dans cette situation d’affrontement qui ne dit pas clairement son nom (et qui peine à être perçue comme telle), quel rôle pour la puissance militaire, pour la partie d’un conflit qui part à l’offensive aussi bien que pour la partie qui essaie de dissuader, voire se défendre ?
La désinformation vise à limiter, voire à enlever la capacité d’un adversaire à penser et agir stratégiquement, sans nécessairement avoir recours à la force. Elle pourrait donc être classée comme stratégie asymétrique/non-conventionnelle. On peut imaginer la désinformation comme faisant partie d’un continuum de conflit allant des actions non violentes et légales comme la manipulation de l’information jusqu’à la guerre conventionnelle, en passant entre autres par des actions violentes et illégales comme le crime organisé « stratégique » et la guerre irrégulière. Ces activités sont modulables en combinaison, en intensité, dans le temps et dans l’espace.
Dans une perspective classique, se servir de la désinformation vise à déstabiliser un adversaire, à l’isoler, à créer des conditions favorables sur le terrain pour améliorer les chances de réussite d’opérations, et de camoufler un éventuel emploi de violence. En amont de confrontations, ou une fois passé en mode « conflit armé », la désinformation peut être déployée dans des pays tiers comme un moyen de diversion et pour limiter le soutien à la partie attaquée.
Dissuader des campagnes de désinformation semble difficile et la régulation des réseaux sociaux s’avère compliquée. La désinformation peut jouer un rôle annonciateur pour des campagnes de déstabilisation, une veille sur les réseaux pouvant alors servir de moyen d’alerte. Pour les pays ciblés membre de l’OTAN, ce n’est qu’en cas d’actions relevant de la guerre irrégulière et/ou conventionnelle que l’Article V du Traité de l’Atlantique-Nord pourrait être invoqué. L’effort devrait donc se concentrer sur le renforcement de la résilience des sociétés, des infrastructures critiques et des relations avec des partenaires. Plus un pays semblera uni et capable de mobiliser des ressources, plus il sera perçu comme résistant à une potentielle attaque. Dans ce cadre, les forces armées jouent un rôle classique de dissuasion, symbole de l’unité nationale et de la capacité à se défendre.
Johanna MÖHRING
12 juin 2019
[i] NEMR Christina et GANGWARE William, Weapons of Mass Distraction: Foreign State-Sponsored Disinformation in the Digital Age, in Park advisors, mars 2019.
[ii] Nos sociétés ouvertes contrastent avec celles d’Etats qui tentent de contrôler leur population et de limiter l’expression des opinions en construisant notamment des infrastructures « autarciques » de l’Internet. La relative perméabilité de nos sociétés ne concerne pas que l’information, mais également des flux financiers, des investissements dans des secteurs économiques clés, tout comme l’influence sur la vie publique à travers le financement de parties politiques, l’acquisition des médias traditionnels, ou via la subvention de think tanks ou instituts de recherche.
[iii] Dans le contexte de sa politique intérieure, la désinformation d’un Etat sert au contrôle de sa propre population.
[iv] LANOSZKA Alexander, Disinformation in International Politics, in European Journal of International Security, 2019, pp. 1–22. L’efficacité de la manipulation est de facto limitée par des opinions préexistantes, tout comme par le dispositif de défense contre la désinformation institutionnalisée.
[v] Dans le passé, à la différence de la Russie, la Chine avait plutôt misé sur la manipulation ciblée d’individus et la création de liens privilégiés dans des opérations d’influence (voir MATTIS Peter, Contrasting China’s And Russia’s Influence Operations, in War on the Rocks, 16 Janvier 2018). La manipulation de l’information en Chine cible pour l’instant en majorité ses propres citoyens pour les convaincre qu’ils jouissent d’une bonne qualité de vie, ainsi que des messages génériques sur le rôle positif de la Chine destinés aux étrangers, mais la manipulation de l’information est en phase d’expérimentation pour être déployée d’une façon plus musclée (voir Beyond Hybrid War: How China Exploits Social Media to Sway American Opinion, Insikt Group, 6 mars 2019). Elle a déjà provoqué un mort : un diplomate taïwanais en poste au Japon s’est suicidé à la suite de « fake news » chinoise à l’automne 2018 (Voir ELLIS Gavin, China could be using Taiwan as a testing ground for disinformation campaigns, in Noted, 20 février 2019).
[vi] Ce sont des obstacles évidemment relatifs. On a pu démontrer par exemple qu’Israël avait tenté d’influencer les élections présidentielles de février 2019 au Nigéria (Voir DEBRE Isabel, Israeli Disinformation Campaign Targeted Nigerian Election, in U.S. News, 17 mai 2019)
[vii] BRELAND Ali, In 2018, Americans Took a Page From the Russian Disinformation Playbook, in Mother Jones, 28 décembre 2018.
[viii] Voir par exemple, la Task Force « EU vs Disinformation » du Service européen pour l’action extérieure mise sur pied en mars 2015 pour contrer les campagnes de désinformation russes (https://euvsdisinfo.eu/about/) ou encore la « Journalism Trust Initiative » de Reporters Sans Frontières (RSF) avec l’Agence France-Presse (AFP), l’Union Européenne de Radio-Télévision (UER) et le Global Editors Network (GEN) (Voir BRUNO Gilles, RSF et ses partenaires créent la « Journalism Trust Initiative (JTI) » pour lutter contre la désinformation, in Observatoire des médias, 3 avril 2018).